Tour de Barcelone (2ème étape / Gràcia)


Spinoza, la sodomie et le vin naturel.

Si on réfléchit bien, il n'y a aucun intérêt à boire du vin. Pour la soif, vous avez l'eau; pour l'ivresse, des boissons qui, suivant les sacro-saints critères anglo-saxons d'efficacité, sont autrement plus performantes. Et je vous passe les désagréments induits, les dégâts collatéraux comme on dit aujourd'hui, du trou dans le portefeuille (surtout si de surcroît vous souffrez également d'œnosémiophilie) aux complications médicales liées à l'inévitable ingestion d'alcool.
Nonobstant les tares irrémédiables de ce "produit", des peuplades dont les cultures mineures ont pour la plupart pris naissance au bord de la Méditerranée et des lacs adjacents s'obstinent depuis 10000 ans au moins à consommer le jus fermenté du fruit de la vigne. Personnellement, en bon héritier de ces cultures mineures, je persiste à boire du vin, quotidiennement de préférence. Errare humanum est, perserverare diabolicum
Pourquoi donc cet acharnement, ce culte de la récidive? Parce que le vin, comme quelques autres rares dons du Ciel (ou de la Terre ou de ce que vous voulez), me procure souvent un intense plaisir physique. Et je l'avoue, j'éprouve une inclination marquée pour le plaisir physique. Mais, l'autre attrait de cette construction humaine qu'est le vin, construction humaine née sûrement d'une fantaisie de la Nature, c'est qu'il m'a souvent permis de rencontrer des gens charmants, des gens drôles, des gens cultivés. Oui, clairement, quitte à généraliser, statistiquement, je préfère passer une soirée avec un buveur de vin qu'avec un buveur de Coca-Cola ou un supporter de football!

 
Benoît Valée, sous des dehors parfois austères, est un être charmant, drôle et cultivé. C'est dans son échoppe, cachée au cœur du quartier de Gràcia, que m'a donc conduit la deuxième étape du Tour de Barcelone (le classement de la 1ère étape est disponible ici, celui du prologue, ). Autant vous dire qu'il s'agissait de l'arrivée au sommet de cette épreuve cycliste déjà prestigieuse! Gràcia, ancienne commune indépendante, libre, est accrochée sur les hauteurs qui dominent la vieille Barcelone. On y cultive, dans un dédale de ruelles qui ne manque pas de cachet, un mélange improbable de bourgeoisie bohème et de nationalisme gauchiste (ce qui ne l'exonère en rien de sentir des pieds comme tous les nationalismes). Et on y a parfois de belles surprises comme un concert de piano improvisé chez un jeune accordeur, juste derrière sa vitrine.



Sur le vin, la position philosophique, politique de Benoît Valée est simple: il est "naturel" ou il n'est pas. Plus exactement, il est "naturel" ou il n'a pas sa place dans sa boutique, L'Ànima del Vi. "J'aime bien les barricades, explique-t-il calmement, et j'aime bien qu'on soit d'un côté ou de l'autre de la barricade". Évidemment, si on lit ça à froid, on se dit que ce garçon est l'archétype de ces quelques ayatollahs du vin nature qui ont étudié la tolérance dans une Kommandantur et qui pourraient sans problème me guérir définitivement de mon vice liquide.
En fait, le propos est plus intéressant. Pour expliquer sa théorie du vin naturel, Benoît Valée en appelle à Spinoza et s'appuie sur son déterminisme pour réfuter la pré-existence de notre libre-arbitre, notamment, puisque c'est le sujet, face à la dégustation. "Je ne crois pas en l'objectivité", martèle-t-il! C'est un point sur lequel la majorité d'entre nous peut s'accorder: notre histoire individuelle du vin est une construction, notre construction et celle de notre environnement, la construction de notre goût. Dans le goût "classique" (entendez "non-naturel") du vin, Benoît voit une résurgence de la morale platonicienne inhérente à notre civilisation, un attrait "programmé" vers le bon et le beau. Qui nous empêcherait goûter autrement, librement, en dépassant ce que nous qualifions de défauts en raison de notre parcours.



Sur le papier, ça fonctionne. Ça fonctionne d'autant mieux que c'est un plaisir, de temps à autre, d'aller parler de vin, nature éventuellement, sans être obligé de donner dans les poulboteries du genre "ça goûte bien le rouquin au Fanfan" dont j'apprécie la spontanéité (quand elle est spontanée) mais dont l'ordinaire n'est pas le mien. Donc, sans faire l'apologie des conversations migraineuses, je serais assez mal placé pour reprocher à Benoît Valée de considérablement remonter le niveau. Et de laisser traîner entre les chopines un exemplaire du Gai Savoir (successeur ou pas de Spinoza, ce cher Friedrich?…) pendant que la musique, toujours d'excellente qualité, nous rappelle que ce Parisien fut disquaire à la FNAC avant d'étudier le vin, côté face chez les Barral, côté pile au CFPPA de Bordeaux où il a certainement pris ce pli d'analyser lui-même tous les vins qu'il achète.



Sur le papier, OK, et dans les verres, est-ce que ça fonctionne? Je sais que certains se posent la question. Avant de répondre, comme en philosophie ou algèbre, il faut poser des axiomes. Je n'ai rien contre les vins naturels (j'ai même comme ami un jeune avocat qui est…, non, pardon, je me mélange…), je disais, je n'ai rien contre les vins naturels, mais, pour reprendre l'excellent mot de Jean-Baptiste Senat cet été dans sa cave de Trausse-Minervois, les vins "surnaturels", c'est autre chose… Donc, j'ai des limites, non pas celles du "bon goût" (celles-là, je les ai franchies depuis des lustres), celles de mon goût qui vaut ce qui vaut mais qui est le mien. Benoît, on ne reprend pas, s'il te plaît, la discussion sur le sujet et l'individu!
Pour prendre une image élégante inspirée par les poulboteries de tout à l'heure (restons dans l'ambiance), je dirais que c'est peu comme en amour: on ne convaincra pas des bienfaits de la sodomie quelqu'un qui y est totalement réfractaire; souvent, d'ailleurs, ça ne sert à rien d'insister, ça braque. C'est le désir, l'envie qui font sauter le pas, par le harcèlement ou la coercition… Bref, pour en revenir au vin naturel, j'aime ou j'aime pas, avec toutes les variations habituelles liées à mes envies, à mon humeur, à la pression atmosphérique et (beaucoup!) à la qualité de ceux qui boivent avec moi; à ce sujet, avez-vous remarqué à quel point le fait de boire avec des cons rendait le vin détestable?


Ce qui signifie, pour répondre à la question, qu'il y a à L'Ànima del Vi des "canons" qui rentrent dans le cadre de mon goût, qui ont ce croquant primesautier, cette franchise qui peut être, quand ça va bien, tout à fait caractéristique des vins naturels. J'en veux pour preuve cette bouteille ouverte l'autre soir en discutant avec lui, Béryl rouge*, un joli pinot d'Aunis du Loir-et-Cher aussi sexy que son étiquette est à vomir; "ce n'est pas trop connu, le vigneron n'a ni la gueule ni la faconde pour réussir dans le vin naturel". Tellement chouette, ce petit jus à 11€ qu'on a même réussi à en boire deux autres avec l'aide d'un Irlandais de passage. Dans un registre plus sudiste, pour 5 ou 6€, vous vous ferez du bien également avec les petites cuvées de la Cave d'Estézargues. Avec bulles, il vend Boulard que je n'avais jamais vu auparavant à Barcelone. Du vin espagnol, également, avec notamment Laureano Serres, le dernier chouchou de Josep Roca (mais aussi des trucs plus à mon goût). Pour le reste, jetez un œil à son catalogue, beaucoup de grands classiques "nature" sont au rendez-vous, mais pas comme une récitation apprise par cœur.
Et puis vous savez, un marchand de vin qui sans se poser de question ni faire de cinéma offre une bouteille à un clochard entré faire la manche dans sa boutique, ça ne peut pas vraiment être un mauvais type. Quand bien même avec lui on n'est pas d'accord sur tout.


PS: la prochaine étape du Tour de Barcelone nous fera passer en Bourgogne. Allons-y vite avant que les Chinois n'achètent tout…

PS2: pour cette étape-là, je n'ai vraiment pas osé demander à Manuel, le sommelier catalan, binoclard, nationaliste, à grosses godasses et qui boit du Coca de me suivre en courant derrière mon vélo. Pas à cause de la pente ou du vin nature,  juste à cause de l'emploi répété de mots polysyllabiques durant la conversation, ça l'aurait traumatisé…

* un cheverny produit au Domaine de Bel-Air, à Thésée, par Joel Courtault


Commentaires

  1. Un passionné bien atypique !
    A suivre !!
    Bravo.

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  2. (ce qui ne l'exonère en rien de sentir des pieds comme tous les nationalismes)
    Ah oui, alors ! (et je n'en suis que là)

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  3. "C'est le désir, l'envie qui font sauter le pas, par le harcèlement ou la coercition…"
    Tu voulais pas dire ça, hein ? (et je n'en suis que là)

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  4. "avez-vous remarqué à quel point le fait de boire avec des cons rendait le vin détestable ? "
    Pas d'accord du tout. J'ai bu des choses grandioses, des souvenirs pour la vie avec des cons abyssaux. Je te recommande la pratique de l'absence, nous en reparlerons (et je n'en suis que là)

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