L’aimé, l’amant, l’aimant ?


J'avoue, c'est la jalousie qui me porte, la concupiscence qui me motive. Un peu comme ces mémères qui lisent Ici Paris ou Gala chez la coiffeuse. Hier, j'ai vu des photos, l'autre jour, sur Facebook: Dany Roland et Patrick Léon, deux des "petites mains", des "nègres" les plus célèbres du vignoble bordelais, poser aux côtés de Jean-Marie Amat, dans son restaurant, au Château du Prince noir, à Lormont. J'ai vu leur mines réjouies, celle des gens qui viennent de faire un vrai bon repas. Rien à voir avec les Russes qui se font photographier, magnum de Cristal en main, à la sortie d'une mangeoire tecnoemocional. Peu de points communs non plus avec les démonstrations bruyantes genre biffin fêtant la quille en GS, qu'on rencontre parfois à la sortie des bistrots-bobos (rouflaquettes et casquette de gavroche obligatoire). Juste cette calme jovialité, une plénitude qu'on ressent. Et qui m'agace. Oui, je suis jaloux! Ils ont mangé chez Amat. Et pas moi!
Du coup, moi qui vit dans une région où l'on s'interdit ce genre de plaisirs, où la cuisine d'un type comme lui ferait figure d'OVNI, j'ai ressorti un vieux papier, un truc écrit il y a trois ans alors que se réveillait le Château du prince noir, que nous y étions allé avec le grand Jean Laforgue, un des seuls éditeurs qui ne se payent pas de mots. Ce papier, je l'ai relu? Ça m'a servi de dîner. Donc, je vous le sers tel quel:



"Jean-Marie Amat, fleuve tranquille, eaux mêlées.
Sur son nouveau balcon de Garonne, à Lormont, le chef fétiche de Bordeaux réinvente une cuisine dont le classicisme apparent se nourrit d’une inextinguible soif de culture.

Comme Garonne, les ancêtres de Jean-Marie Amat, Catalans de rencontre, sont descendus un jour des Pyrénées. Fragments de pierre dure arrachés à la montagne, roulés, boulés, bâtisseurs d’estuaires. Petits cailloux anonymes, poussières d’Espagne, vents du Sud. Chez cet homme qui, depuis 40 ans, caresse avec tendresse mais dextérité les courbes molles de la Gironde, il y a c’est sûr la trace du sang incertain de la Méditerranée. Qui se rallume entre autres, sur une gazinière de camping, à l’occasion fortuite d’une leçon de chipirons – alors nous nous sommes rendus compte qu’avant lui nous n’avions jamais mangé de chipirons… Qui marque de son empreinte de sucre iodé la technicité poétique d’une brouillade d’œufs aux oursins. Qui adoucit la force de l’ajo blanco par la grâce séveuse de la pêche de vigne, goutte de malaga végétal sur la moiteur de la peau andalouse.
Mais il y aussi chez le Chef cette puissante rigueur, cette énergie tue, cette nécessité de durer, de s’ancrer, contre vents et marées, les pieds dans la terre humide. Comme la Dordogne qui, au Bec d’Ambès si proche, vient redonner du fond à Garonne. Comme la Charente qui l’a vu naître, comme l’Isle et la Dronne, mêlant leurs eaux tandis que le commis de Coutras nettoyait la marée. Comme ce sourd écho du Massif central, la rumeur des hommes au travail, Corréziens de Pomerol et d’ailleurs, intégristes de l’effort. À table, c’est rive droite : il y est question de sauce au vin rouge, de truffe, de caviar, parfois, pas pour le luxe, la frime, juste pour ce goût profond qui bizarrement semble rapprocher l’aquatique du terrien.


Amat, Jean-Marie. Amat : l’aimé, l’amant, l’aimant ? Amoureux précis, minutieux, attentif de nos sens. Là où la gastronomie fait le trottoir, lui ne confond pas libertinage et tapin. Oublie de se vendre.  Fornique, certes, mais gaiement, sans regarder sa montre. La mode est à la plume au cul ? Il n’en portera pas. Tant pis ! Refusera le techno-baroque. Continuera de faire la cuisine avec des herbes et des marmites, pas dans un accélérateur de particules. La cuisine est sa vieille maîtresse, il la choie, s’en émeut, s’inquiète comme au premier jour. « Tu comprends, la cuisine, elle est toujours prête à t’échapper, c’est d’une précarité infinie. Il faut la faire sur les genoux des gens ». À l’opposé de la munificence des années fric, le secret de son nouveau restaurant, au Prince noir, c’est d’avoir renoué avec cette proximité. En cuisine, pas de brigade, un commando ! Pas une assiette qui ne lui passe entre les mains. Sa carcasse de grand oiseau courbée sur le plat, le nez dans la flamme, totalement absorbé. Nieztschéen. « Le spectacle du Chef dans sa cuisine me fascine, explique son ami le Professeur Jean-Didier Vincent, décrypteur de la chimie de nos désirs. Ce doux devient un concentré de violence ; ses yeux, sa voix sont ceux d’un guerrier ; ses gestes acquièrent une précision mesurée qu’exaltent la fournaise et l’éclat des casseroles ».


Fleuve tranquille. En apparence. Nous sommes assis au bord de l’eau ocre. La tempête a frappé. Cadavres de la nuit, des troncs d’arbres noirs filent vers l’Océan. Trois mots du passé : les vicissitudes, les trahisons (ah, Judas aux mille visages…) Le jour où Garonne s’est arrêtée au Saint-James, la souffrance, les plaies cicatrisées, la vie qui reprend son cours à Lormont. Jean-Marie Amat n’est pas vraiment du genre à se plaindre. Il navigue avec la tranquille assurance, l’élégant détachement du type qui sait qu’il ne sera jamais riche. D’autant que sous l’œil carré de sa salle de restaurant, c’est l’Amérique. Côte Ouest, San Francisco. Le pont d’Aquitaine, Golden Gate gascon, charrue avec allure un monde qui clignote, qui hurle, qui crisse ; pim-pon-pin, tut-tut. Lui, pacifique Prince noir reparti à l’assaut de Bordeaux regarde couler en silence ce flot ininterrompu.
Comme toujours, là où se pose Amat un lieu se dessine. En 89, c’était avec Jean Nouvel qu’il avait inventé un des premiers Relais & Châteaux du XXIe siècle, « un choix subversif à l’époque… » Là, il a fait confiance à un grand Bordelais, insuffisamment connu en dehors des frontières girondines, Bernard Bülher, disciple de Salier (la caserne de pompiers de La Benauge !), infatigable rénovateur des Chartrons, un des inspirateurs sûrement de cette nouvelle vague (Lanoire, Martin, Marien…) qui offre à Bordeaux un destin de capitale de la jeune Architecture européenne. Ce château du Prince noir, verrou du fleuve, quiconque est passé sur la rocade le connaît : juste en haut du pont, une ruine taggée, squattée ; les fonctionnaires de la DDE qui en ont la charge envisagent même de le raser ! Passe par là Norbert Fradin, un promoteur amoureux du Moyen-Âge décidé à unir ses efforts à ceux du maire de Lormont. Les vieux murs qui ont vu naître Richard II (celui de Shakespeare) sont sauvés, transformés en bureaux et en un restaurant de prestige ; pour la cuisine, on pense alors évidemment au meilleur : Jean-Marie Amat accepte, laisse les commandes du Café du Théâtre à Emmanuelle et Bernard Bülher aménage un lieu aérien dont la résille métallique mariée à la pierre blonde évoque l’armure d'Édouard de Woodstock. 


À l’intérieur, Amat vous reçoit chez Jean-Marie, au milieu de souvenirs et d’objets personnels (cette si jolie lampe d’Adnet…), de ses bouquins (son autre nourriture !), de photos chéries (le Mick Jagger adolescent de Périer, pomme d’Ève en main) ; l’univers d’un honnête homme contemporain, sensible et cultivé, fin, augmenté d’une délicate touche « soleil levant » pas très loin de la tendance japonisante de certains de ses plats, soupes apéritives, sashimis et autres accommodements du poisson. Une histoire, en fait, une éternelle histoire d’ouverture d’esprit, d’appétit de l’autre, d’envie d’ailleurs. Ce souci d’éviter l’embourgeoisement, d’avoir 20 ans pour la vie. Cette attirance aussi pour ce qui bouge, pour ce qui pense, pour ce Gai Savoir qui nous enseigne comment enrober la Vérité d’un juste glaçage d’Illusion, ce besoin de passer des formes pures du phare de Patiras, lodge de l’estuaire, refuge contre la vulgarité, au Café Pompiers des garnements des Beaux-Arts, de la tricandille grillée aux écrivains de la Renaissance.
Si loin des professeurs de gastronomie qui font les choux gras d’une presse anorexique et parisienne, des apprentis sorciers en panne de magie, des proxénètes qui tarifent le terroir, Jean-Marie Amat, icône rock n’roll de la nouvelle cuisine des années 70, fait avec modestie, calme et détermination l’évidente synthèse de quatre décennies de gourmandise. Et revient à l’essentiel, chez lui, aux fourneaux, dans la vapeur harassante du coup du feu. Sous la protection du Prince noir, sa vie, de nouveau posée sur un balcon de Garonne, semble, malgré le combat quotidien, redevenue un long fleuve tranquille."




Les photos qui illustraient cet article sont de François Mouriès, il avait monté avec Frédéric Doncieux le magazine Maisons Sud-Ouest qui avait publié cet article.


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