La misère est plus belle au soleil!


Je vous l'ai déjà raconté, et tout ceux qui connaissent l'Espagne le savent, manger un morceau de bœuf correct à Barcelone égale mission impossible. Dressons un rapide état des lieux: les rares et coûteux chuletón de Galice, n'arrivent pas jusqu'ici, question de snobisme (et peut-être aussi un peu de pingrerie), et quand on vous les expédie par camion frigo, il faut faire un crédit à la banque*; idem pour le Wagyu de Burgos, autre "meilleure viande du Monde", on n'en trouve que chez Makro, l'équivalent ibérique de Métro, et franchement ça ne fait pas la maille; le Black Aberdeen Angus beef, assez courant sur les marchés barcelonais, a bonne mine mais on vous le sert tellement frais qu'il est loin de valoir les quarante euros qu'on va vous demander au kilo; l'Argentin (celui qu'on vend ici) ne m'a jamais convaincu; reste le baby-bœuf local, jeune et rose, fabriqué en usine du côté de Gérone ou de Lérida, et ce dans des délais records grâce à toutes les merveilles de l'industrie pharmaceutique. Sans compter que la figure emblématique du boucher tel que nous le connaissons en France n'existe pas en Catalogne, il y a un propriétaire, souvent absent, et derrière les étals, des employés émigrés sud-américains sous-payés, peu concernés par le produit qui leur passe négligemment entre les mains.
Bref, la belle entrecôte, le faux-filet bien gras, la basse côte plébéienne mais goûteuse ou la côte à l'os, à Barcelone, vous avez vite fait de les ranger au rayon des phantasmes en tout genre. Au marché, seuls l'agneau et le cabri d'Aragon, de Castille ou du Pays basque tiennent la route, épaulés par le véritable cerdo ibérico d'Estrémadure, d'Andalousie ou de Salamanque** et parfois le veau natural d'Ávila.


Heureusement, j'ai un boucher qui pense à moi! Je vous ai déjà parlé de cette "vache sacrée" l'été dernier, Gilles Dedieu, et de son fils Pierre, dont l'étal se trouve au marché des Carmes, à Toulouse. L'autre jour, un dimanche gris que je n'avais pas le moral, le téléphone sonne et j'entends Gilles me dire sur un ton grave: "j'ai une bête exceptionnelle." Et de me raconter, à moi qui suis sevré dans ce pays où l'on préfère les mariconadas à la viande, une chair exceptionnelle, un persillé de compétition, une maturation longue, bref, la pièce parfaite (dont la description, précise, m'agace vaguement). Et d'ajouter: "demain, je te mets la misère à la Poste."
Les profanes trouveront bien sûr étrange qu'on veuille envoyer de la misère à Barcelone, qui comme le reste de l'Espagne n'en manque pas. Car, la misère qu'évoque Gilles Dedieu, évidemment, tout le monde ne sait pas ce que c'est, la science bouchère recèle quelques secrets. Cette pièce, à la forme parfois irrégulière, souvent coupée en biais à cause de l'os (donc pas facile à vendre d'où son nom)), assez grasse, se trouve au bout du faux-filet, à la limite du rumsteck. Souvent, les bouchers se le gardent, comme quoi le mien est plus partageur que la moyenne.
Je ne vous raconte pas le stress en attendant le colis qui, comme souvent ici, n'arrive pas. Ça me l'a fait la semaine dernière avec deux bouteilles d'un des premiers vins naturels des Antipodes dont je vous parlerai bientôt, resté coincé à la Douane (normal, c'était écrit en anglais…), là, à l'inquiétude habituelle, s'ajoutait celle de voir la pièce magique se corrompre dans quelque bureau surchauffé. Finalement, au bout de cinq jours (pour faire cinq cents kilomètres…), le colis est arrivé, il ne restait plus qu'à le déballer.


Première constatation, la bonne viande a vraiment une capacité de résistance formidable. Il est vrai qu'elle avait été soigneusement emballée dans plusieurs couches de papier de boucherie (rien à voir avec le papier plastifié utilisé ici) avant d'être mise sous vide. Il est vrai aussi que cette météo hivernale dont une partie de l'Europe se plaint nous a donné un bon coup de main. Au sortir de l'effeuillage, la misère est intacte, ma-gni-fi-que, à l'œil comme au nez. Je ne vous dis pas que tel ou tel fonctionnaire des Services vétérinaires n'y aurait pas trouvé telle ou telle anomalie mais bon, on n'est pas des Suédois…
Se pose alors le problème de la cuisson. Comme il se doit, la viande a été sortie de plusieurs heures auparavant du réfrigérateur, afin de l'amener à température ambiante. La misère est une pièce épaisse de l'ordre de cinq centimètres d'épaisseur; certains préfèrent la passer au grill du four, ce n'est pas ma méthode. À la campagne, j'opterais pour une braise "descendante" de ceps de carignan, après l'avoir légèrement massée à l'huile d'arachide ou à la graisse de canard. En ville, ce sera la plantxa, en fonte, méticuleusement nettoyée, chauffée longtemps et graissée au dernier moment d'un cuillerée de graisse de canard du Tarn.


J'attaque la cuisson à plantxa très chaude, pour faire un peu "croûter", caraméliser, puis je baisse légèrement (ma plantxa a une puissance douze Kw). Je sale "à la tourne" (sel de Gruissan ou du Val d'Aran), remets les feux à fond puis baisse à nouveau ce qui permet de simuler la cuisson à braise "descendante" (du plus chaud vers le moins chaud). Je n'oublie pas non plus de colorer les côtés.
Est-il besoin de préciser que la viande n'est jamais piquée? Le bon Dieu a inventé des pinces, c'est pour qu'on s'en serve! Pour ce qui est du niveau de cuisson, la misère étant très grasse, je pousse un poil au delà de "bleu". L'instrument technologique pour juger de l'avancement du chantier, vous le connaissez: le doigt. N'oubliez pas toutefois que pendant le temps de repos d'au moins dix minutes, sur une planche tiède, sous papier alu, le morceau continue de cuire intérieurement. C'est le moment (avant de poser le papier alu) où, après avoir poivré***, les Bordelais ajouteraient une petite tombée d'échalotes grises hachées, j'aime beaucoup ça, mais là, j'ai envie de goûter cette misère pour ce qu'elle est, dans son exquise nudité.


Dans l'assiette, la bête est formidable. Tendre comme du beurre, longue en bouche, interminable et très distinguée à la fois, peu ou pas musquée. Pour le légume, je ne me suis pas compliqué, du bon pain de campagne, qui à la mâche révèle encore davantage les arômes de la chair; une salade suivra avec le fromage. Au niveau liquide, un petit grand cru du Sud-Ouest dont on reparlera; d'une façon générale, n'ayez pas peur de sortir quelques tanins sur ce genre de morceaux, du cahors, des madirans, des côtes-du-marmandais, les "vins de garçons" seront leur aise.


Alors, me direz-vous, d'où provient cette viande? On n'est évidemment pas là face à des variétés du Sud-Ouest qui souvent, à mon goût, manquent justement de gras, notamment la Blonde d'Aquitaine, dont je suis (sauf peut-être en Chalosse) toujours en reste de manger un bout que je ne trouve pas flasque, et un peu fadasse; on me dit que ça existe, les Parisiens font grand cas de celles des Boucheries Polmard qu'on peut désormais commander en ligne, j'essayerai car il ont la bonne idée de les élever au froid, dans la Meuse. Il ne s'agit pas non plus d'un joli bœuf de Bazas, ce n'est plus la saison, pas plus que d'une Gasconne (je rêverais d'en voir une bien élevée). Rien à voir non plus avec les culardes, les "machines à viande" du Limousin et du Charolais, elles me laissent souvent un peu sur ma faim. La saveur des brunes (qui ne comptent pas pour des prunes) d'Aubrac et de Parthenay me ravit mais elles manquent aussi un peu de gras.
Restent les rouquines, les pies rouges, la Montbéliarde (beaux souvenirs, dont un à la buvette de la gare d'Hagetmau) et la Simmental. Oh, je sais, chez les foodistas, ce n'est pas chic, carrément ringard, de dire qu'on aime cette viande d'origine bernoise! N'empêche que sur la distance, voila vraiment des carcasses qui m'ont apporté, de façon assez constante, énormément de plaisir. Celle de cette misère, par exemple, était allemande, de race Simmental donc, une race mixte, rustique, de bonnes-à-tout-faire, de ces bêtes qui ont servi aussi bien à la traction, à la production de la lait qu'à la boucherie.
Merci, Gilles, merci, Pierre, j'en redemande!




*L'excellente "bodega de carne" El Capricho propose un service de vente par correspondance de son bœuf de Galice ou de León présenté en tout modestie comme "la meilleure viande du Monde", mais à des prix stratosphériques, dans les soixante-dix euros le kilo, plus le port.
** Fuyez comme la peste le porc ibèric catalan qui n'est rien d'autre qu'une escroquerie, déjà relatée ici.
*** J'ai un remarquable poivre du Kerala, issu d'une bonne action de mon beau-frère, une association qui s'appelle Inde, deux, trois, qui aide à scolariser des enfants de cette région déshéritée et qu'il n'est pas interdit d'aider. Si vous n'avez pas cette chance, essayez les poivres du grand Gérard Vives, ils sont épatants!


Commentaires

  1. Han.... je vais mourir c'est divinement beau cette viande....

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  2. Belle adresse en Catalogne....trop confidentielle

    Cette misère fait bien envie et je comprends le véritable jeu de piste qu'il faut aujourd'hui imaginer pour savourer une pareille pièce. Alors je vous fais part de ma découverte voilà deux mois. En passant le col de Banyuls, de la France vers l'Espagne, le paysage se modifie totalement, des massifs boisés à perdre haleine composés de chênes et de hêtres principalement. Et là, à une poignée de kms de la frontière , on tombe sur la finca de Marta Carola, le domaine de Baussitges. Cette bien jolie femme possède un troupeau de Vaches des Albères, 350 têtes, qui passent leur temps à grimper, déguster les feuilles d'arbustes, les chataignes, les jeunes pousses de hêtres, les glands, bref de la pata negra en version bovine! Cette race unique au monde, semi-sauvage, est tout à fait charmante, robe brune avec une pointe de caramel. Marta Carola a dédié ses 500 hec pour sauver et reproduire cette race de vache montagnarde. Adoubé par Slow Food, elle commercialise depuis la viande. Je vous invite à lui commander ces produits. Une fois goûté on y revient sans cesse. Les tartares réalisés avec cette viande sont à mourir tant elle est goûteuse et je ne vous parle pas des entrecôtes et autres belles pièces. Nous avons réalisé un sujet sur Marta Carola dans le n°12 de WINE LR (Apple Store) que l'on peut encore aujourd'hui visionner gratuitement.

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    1. Oui, mon camarade de Cadaqués, Ivo Pagès m'en a touché un mot, il en a d'ailleurs parlé récemment dans son blog ( http://vinyaivo.wordpress.com/2013/05/22/catalogne-espolla-marta-carola-et-ses-vaches-des-alberes/ ). Ça a l'air intéressant mais je crois que ce n'est absolument pas le même style de viande.

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  3. Je lui mettrais bien la misère à mon boucher en le testant sur cette pièce...
    Verdadera miseria en Espagne pour la bonne viande rouge et le reste. En Andalousie on se rabattait très honorablement sur la viande de taureau, oui ce n'est pas toujours Jesulin qui perd, ou dans quelques asadores argentins qui récupéraient leur barbac bien maturée directement d'Algeciras. Ensuite quand on a immigré dans ton pays, on a privilégié... passer la frontière à chaque fois qu'on pouvait!
    Bien vu ce modus operandi, ça va servir à certains blasphémateurs de l'art basque sacré de la plantxa :-)
    Et ces belles photos de chair provocatrice ainsi exhibée, tu te lances dans la pornfood?

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    1. PornFood, je ne sais pas trop ce que c'est. Ce que je sais en revanche, c'est que je vois poindre l'époque où rares seront ceux qui pourront encore regarder un morceau de viande dans les yeux. Et cette époque me terrifie, c'est celle, "moléculaire", du "poisson carré", du Nespresso et des come-pastillas.

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    2. Bref, vive la chair! Exhibée ou pas.

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    3. Et vive la chère! Exhibée ou pas.

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    4. Vincent, tu vas vite en besogne et inverses la chronologie : ce n’est pas le « Metro » qui s’appelle Makro en Catalogne. La chaîne Makro a été créée par des Hollandais – un comble pour de la bouffe ! – originellement à A’dam (en 1968). Et l’Allemand Metro l’a rachetée à la fin du dernier millénaire, utilisant son nom sur certains marchés, dont la France. Mais c’est du poil de cutage.
      Tout ceci pour te dire que je te répète mon invitation du 14 juin prochain (7 millésimes de vin contenant en tout ou en partie le carignan de la Loute) et il y aura de la viande ... bonne. Pas sûr que ce soit du boeuf.
      Nous ce soir, c’est une génisse d’Aubrac, achetée jeudi à Aumont et qui m’a cédé deux beaux morceaux de « contre-filet » (en belge = faux filet) d’abord, une bavette ensuite, parée sous mes yeux, qui fera les frais de mes molaires pour commencer. Ensuite, ce sera mon suc gastrique, puis des enzymes et du bicarbonate que je dois avaler, car mon pancréas n’est plus trop vaillant. Si tu es sage, je te dirai la suite ... rendez-vous aux toilettes dans 24 heures ou plus si manque d’affinité. Classieux comme billet, non ?
      Et comme je ne peux pas être QUE futile, je t’invite, toi le rugbyman assidu, à aller voir ce que fait la créatine sur le muscle. Pas un cadet à qui on n’en donne pas, pas un scolaire qui n’en a pas avalé des tonnes. Oui, je sais, c’est légal. Et alors, le Ricard aussi !

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  4. Eh ben voilà, j'en ai encore appris des choses... Côtés vins - c'est plus mon rayon - je verrais bien un bon Bergerac. Mais tu as aussi raison pour Cahors et consorts.

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    1. Tu verras, Michel, je parlerai bientôt du petit truc que j'ai trouvé…

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    2. Je viens de lire... Je ne connaissais pas... Je dois être un peu snob ;-)

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    3. Alors goûte-le vite, ça te passera…

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  5. La Banque Postale29 mai 2013 à 21:55

    Frimeur !

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  6. Je viens de lire cette misère sur laquelle on a envie de compatir. En effet, je ne me remets pas de cette cote de boeuf SIMENTAL que j'ai achetée aux boucheries Nivernaises à Paris ce dimanche. Avec le recu, je me dis que ce "persillage" que dis-je ce "tréflage" autoriserait qu'on passe de "saignante" à "à point". Je vois que vous êtes plus puriste que moi et avez eu la même démarche : passer de "bleue" à "saignante". Merci encore pour ce retour de Toulousain que je fus le temps de mes études... Paul

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  7. Bravo pour cet article ! Par contre il me semblait depuis ma visite en Août 2015 que certains bouchers Espagnol avaient améliorer leur approvisionnement en Blonde de Galice à Barcelone.

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