Roca, la Nature et la cohérence.


Juste quelques mots écrits comme ça, ce matin, sur le clavier de mon smartphone. J'y lisais les questions (rhétoriques) que se posait mon copain barcelonais Benoît Valée, naturiste engagé, sincère, partisan de la première heure du vin nu, à propos d'un pâtissier espagnol. Ce pâtissier, pas n'importe lequel, n'est autre que celui du présumé "meilleur restaurant du Monde" (selon la pantalonnade anglaise sponsorisée par Nestlé), El Celler de Can Roca. Pour autant, ce n'est pas de cuisine dont il s'agissait mais de l'intitulé d'un dessert créé récemment par Jordi Roca: Anarquía, ce qui vous l'avez compris se traduit par "Anarchie". Et Benoît Valée de plaisanter en mettant en rapport cet intitulé contestataire et un article du journal du matin qui racontait comment la famille Roca avait mis les petits plats dans les grands pour plusieurs stars du capitalisme boursier venu ces jours-ci à la foire au téléphone de Barcelone, dont Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook et le n°2 de Google. C'est vrai qu'en mainteneurs de la pensée de Proudhon et Bakounine, on peut imaginer plus crédible que ces deux-là; mais bon, ça ne casse pas trois pattes à un canard…


En matière de cohérence, parce que c'est de ça dont il s'agit, je suis davantage interpelé par d'autres aspects de l'œuvre de ce jeune anarchiste de Jordi Roca. Notamment du rôle éminent qu'il joue chez l'industriel suisse Givaudan. Je l'avais déjà évoqué, en plus de ses activités chez Nestlé*, il figure depuis des années en tête des chefs-conseil de cette multinationale de la chimie qui détient un quart du marché mondial des parfums et des arômes. Car Givaudan, qu'on croit ne pas connaître, fait pourtant partie de notre vie, son odeur nous poursuit, du désodorisant des toilettes à l'entêtant détergent que la femme de ménage a déversé dans l'ascenseur, du pschitt-pschitt de "truffe" qui sent le butane des cuisiniers créatifs aux arômes du ketchup.


Voila pour l'histoire récente de cette entreprise-reine du capitalisme suisse que conseille le jeune anarchiste catalan, mais elle a également un passé connu. Abritée par sa marque commerciale Morhange, elle se rendit célèbre dans la France des années 70 grâce à l'affaire du talc éponyme qui tua trente-six bébés et en intoxiqua cent-soixante-huit. Un peu plus tard, on reparla de Givaudan au travers de la catastrophe de son usine italienne de Seveso: vous vous souvenez, le nuage de dioxine?


Attention, ne nous méprenons pas, je n'administre pas là le procès de l'industrie chimique. Souvent, nous sommes bien contents qu'elle existe; que serait par exemple la cuisine moléculaire sans l'Imodium?
Le seul petit truc qui me dérange, c'est qu'au-delà de Zuckerberg et de ses amis, je vois se presser au Celler de Can Roca et chez les stars du Top50 Nestlé une foule de grands sauveurs de la Nature, des démonstratifs, des bruyants. J'entends même dire que Slow-Food s'acoquine avec cette mafia. Le top du genre étant certains Tartuffe, voire les Mireille Mathieu** du vin "nature": virulents pourfendeurs des diaboliques "intrants" œnologiques, prompts à couiner pour quelques milligrammes de soufre, ils ne tarissent pas en revanche d'éloges pour les collaborateurs de cette gastronomie dévoyée***.
Encore une fois, aimer la cuisine créative, tecnoemocional et donc Givaudan, Mc Do, Caca-Cola, Monsanto & Cie, tout le monde en a le droit, ce n'est légalement pas un crime. Mais, le minimum syndical de la cohérence exige qu'ensuite, après avoir cautionné ça, on ne vienne pas faire chier les autres avec des leçons d'écolo-morale à la con. Qu'on ferme sa gueule. Qu'on assume pleinement, sereinement, son amour de la Nature morte. 



* Nestlé et Givaudan ont d'ailleurs été très liés jusqu'à une période récente, sous la houlette de Goldman-Sachs, Bill Gates et de toute la bande.
** Ceux qui sont là où on les pose …
*** dont la plupart ont très bien perçu le côté green-washing du vin "nature" dont regorge leur carte.

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