Le goût de Trafalgar.


Âmes sensibles s'abstenir. En tout cas, s'il en est parmi vous de très pointilleux sur les DLC (mais à part quelques espions, j'en doute), passez votre chemin! DLC, vous savez? La Date Limite de Consommation, qu'il est de bon ton, dans un cadre privé, de dépasser quand il s'agit par exemple de boîtes de sardines millésimées, d'anchois en conserve ou de vrai pâté.
Bon, pas de panique ! Le vin, lui n'est pas légalement soumis à la DLC. À peine a-t-on vu il y a deux  ans le négociant languedocien Gérard Bertrand introduire une sorte de DLUO (Date Limite d'Utilisation Optimale) pour sa gamme Naturae de vin non sulfités, susceptibles de partir en vrille, notamment sous les néons d'un hypermarché surchauffé. Il n'y est pas soumis, mais on est parfois pris de vertige quand on calcule l'âge du produit qu'on a dans le verre et que l'on va ingérer.
 

Le vin d'hier soir avait deux cent neuf ans* puisqu'il date de 1805. 1805, ça ne vous rappelle rien? Le 21 octobre 1805? Trafalgar, une des plus terribles batailles navales de l'Histoire, au large de ce cap andalou de la région de Cadix. La Royal Navy commandée entre autres par le vice-amiral Horatio Nelson part à l'assaut de la flotte franco-espagnole dirigée par le vice-amiral Pierre de Villeneuve. Trois mille sept cents morts, plus de la moitié des navires napoléoniens détruits ou capturés, le premier gros revers de Bonaparte face à l'Anglais, celui qui lui interdira par la suite, faute de moyens marins suffisants, de conquérir l'île.


Ce vin, d'ailleurs est né tout près du cap Trafalgar, en Andalousie. Un enfant de la région de Jerez-de-La-Frontera. Assurémment un pedro-ximénez, récupéré par la Bodega González-Byass (qui ne fut fondée que trente ans plus tard), célèbre pour son Tio Pepe, mais dont les vieilles caves recèlent des merveilles déjà évoquées ici. Celle-ci, ce Trafalgar, est hors-commerce; rendons à César ce qui appartient à César, nous devons le flacon, rarissime, au sommelier Josep Roca du restaurant éponyme, de Gérone.


Dès l'ouverture, son odeur envahit la pièce. Comme un nuage invisible, un parfum de vieille bodega. Nous ne sommes plus à Barcelone mais à l'autre extrémité de l'Espagne, plein sud.
Le vin, la liqueur devrais-je dire, cogne dans dans le verre, d'une couleur qui hésite entre le moka et la teinture d'iode, brun foncé presque noir, opaque, huileux, tapissant les parois de cristal.
Le nez rappelle le goudron, l'encens, le camphre, une pincée de curry. On pense un instant à du Jägermeister. Sensation confirmée en bouche avec, après un léger goût de cendre, une importante amertume, et une forte sensation de salinité. Il y a comme de la violence dans ce vin.Peut-être même l'image de ces bateaux en flammes dans la baie de Cadix, l'odeur de la poudre à canon, les cris des marins qui se meurent, l'âpre souvenir d'une Europe déchirée. On boit de l'Histoire!


Ce Trafalgar, il faut en fait le sentir longuement, tendre le nez et l'oreille, le laisser raconter sa longue attente, penser aux fantômes qui l'ont élaboré, à ces mains qui ont coupé les raisins sur la terre blanche. Puis, s'en humecter ses lèvres, ne consommer que quelques gouttes à la fois de cet extrait, de ce concentré de vin. Et jouir, d'une jouissance cérébrale, de son incroyable densité, de sa puissance venue du fond des âges. Trafalgar, c'est un peu comme un "liquoreux sec", infiniment long. Mais c'est aussi beaucoup plus qu'une boisson, c'est une rencontre avec l'âme, avec l'esprit du vin.





 * Je vous raconterai un jour la jeunesse d'un madère encore plus vieux.

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